Les modèles féminins de Toulouse-Lautrec

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) est considéré comme l’un des peintres les plus avant-gardistes de la fin du XIXe siècle français. En effet, peu de temps avant les Frères Lumière et leur invention, Henri a fait preuve d’innovation par ses choix audacieux de cadrages et la schématisation de ses sujets peints, comme muni d’une « caméra-pinceau », capturant les moments les plus éphémères mais emblématiques de son époque. Les femmes sont au coeur de son oeuvre : des ouvrières montmartroises croisées dans la rue, aux amies proches, amantes, actrices, chanteuses, en passant par les prostituées, Henri a saisi les multiples facettes de la parisienne de cette fin de siècle. Partons à leur rencontre !

Famille & consanguinité 

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Henri de Toulouse Lautrec enfant

Henri de Toulouse-Lautrec est issu d’une grande famille, celle des comtes de Toulouse, l’une des plus anciennes de France. Et c’est coton… Ses parents étant cousins, il est donc issu d’une union consanguine. Très probablement à cause de cela, Henri développe en grandissant un handicap, une « achondroplasie » qui lui provoque un arrêt de la croissance de ses bras et de ses jambes, le laissant avec un thorax et une tête de taille « normale » et une déformation des traits du visage (bouche grosse et molle, nez qui gonfle). Ce qui lui provoque des douleurs musculaires, dorsales et une grande fragilité osseuse puisqu’il est également sujet à de l’ostéogenèse (maladie des os de verre). Par exemple, à l’âge de 13 ans, il chuta de sa chaise et se fractura le fémur gauche… Pour ne rien arranger, son papa est un peu toc-toc. À fond les ballons dans la chasse, c’est un mâle, un vrai, comme ses ancêtres, et son fils Henri ne trouve pas grâce à ses yeux. Le papa ne cesse de se faire remarquer dans les rues d’Albi, commune où se trouve la propriété de la famille. L’historien Henri Perruchot raconte  » Dans les rues d’Albi, les jours d’été, il se promène les pans de sa chemise à l’air et un faucon au poing, à qui il donne, s’arrêtant de temps à autre, des petits morceaux de viande crue. Ne voulant sans doute pas priver ses rapaces des secours de la religion, il leur fait boire de l’eau bénite (…) Il adore s’habiller de manière peu commune (…) en cow-boy, circassien, écossais, ou à porter le haubert du croisé. » Et il n’hésite pas à marier des éléments très différents puisqu’une fois il s’est ramené au déjeuner familial vêtu d’un plaid et d’un tutu. Je vous laisse imaginer le tableau… 

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Le père d’Henri : Alphonse Charles de Toulouse-Lautrec-Monfa, 1863, et sa maman : Adèle Zoé Tapié de Céleyran, 1861

Délaissé par son père en raison de son handicap – il est quasi impossible pour lui de monter à cheval pour aller canarder la faune sauvage – Henri trouve refuge auprès de sa maman qui le soutient et lui donne l’affection dont il a besoin. Sa croissance bloquée à 1.50m et handicapé, il se tourne vers la pratique de la peinture qu’il débute dès son adolescence, peignant principalement des chiens et des chevaux. Le père ayant constamment le slip en feu, trompe à tout va sa femme ; cette dernière, n’en pouvant plus de ses infidélités et excentricités, se sépare de lui en août 1868. Néanmoins le je-m’en-foutisme, le goût immodéré pour la gente féminine et les excentricités du père marqueront, voire inspireront Henri sa vie d’adulte durant.

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Autoportrait, Henri de Toulouse Lautrec

Sa maman sera toujours à ses côtés, l’aimant et le soutenant dans ses projets et Henri la peindra de nombreuses fois :

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Madame la Comtesse A. de Toulouse-Lautrec, en train de prendre son petit-déjeuner au château de Malromé, vers 1881-83, huile sur toile, Albi, Musée Toulouse-Lautrec

La rousseur des ouvrières montmartroises 

En 1881, son bac en poche, Henri décide de se lancer dans une carrière d’artiste et monte à Paris pour y suivre des cours de peinture. En 1884 il s’installe à Montmartre, dans le quartier des artistes.  À cette époque, Montmartre rassemble la population ouvrière de Paris : les rues pavées  qui sillonnent la butte sont tortueuses, menant à des habitations vétustes ou aux nombreux cabarets, troquets, maisons closes, moulins et jardins qui contribuent à son charme de « village dans Paris ». 

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Henri, de par son physique et sa démarche si particulière, devient rapidement une figure du quartier, pleinement accepté et respecté par les habitants. Fréquentant la bohème artistique, il prend ses marques et écume les bars de la butte de Montmartre. Formé à utiliser une palette sombre et à copier les grands maîtres, Henri commence petit à petit à affirmer son style pictural et ses sujets de prédilection. Il scrute les silhouettes féminines qu’il croise dans les rues montmartroises ; et lorsqu’un éclat flamboyant attire son oeil, BINGO une rousse (son coloris capillaire préféré), il l’aborde et lui propose de poser pour lui. L’un de ses premiers modèles féminins est Carmen Gaudin, blanchisseuse de profession. En 1884, alors qu’il partait déjeuner avec son ami Henri Rachou, ils croisèrent la jeune femme qui plut immédiatement à Toulouse-Lautrec. Séduit par son naturel, sa nonchalance et son corps fatigué par le travail, le peintre la déclina en une quinzaine de dessins et peintures.

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De gauche à droite en partant d’en haut : « A Montrouge »– Rosa La Rouge, entre 1886-87, huile sur toile, Barnes Foundation. Femme rousse assise dans le jardin de M. Forest, 1889, huile sur toile, collection privée. Portrait de Carmen Gaudin, 1884, huile sur toile, Clark Art Institute. La Blanchisseuse, 1886-87, huile sur toile, collection privée.

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Carmen Gaudin, 1886, photographie, Maurice Guibert (?)

Il abordera une autre Carmen, elle aussi rousse, le corps couvert de bleus à cause de son mari qui la bat. Un jour elle décida de se teindre en brune et ni une ni deux, Henri se désintéressa d’elle, écrivant à son ami Gauzi qu’elle « a perdu tout intérêt. »

En effet, les femmes sont le sujet de prédilection d’Henri. Le jeune homme, tel un photographe, dissèque la réalité qui s’offre à ses yeux. Jamais il ne camouflera le moindre défaut physique en idéalisant son modèle. La vérité, crue, sort de son pinceau,  basculant parfois vers la caricature et tant pis si le modèle se vexe une fois le portrait terminé. Pourtant, nulle cruauté dans cette façon de procéder (comme pourrait en faire preuve le peintre Degas), seulement une volonté de représenter ce qu’il voit. Lorsqu’il « croque » ses sujets au crayon, le geste est sûr. Puis, muni de sa palette aux couleurs délayées dans de l’essence, il colore la scène avec rapidité, laissant apparaître les coups de pinceau qui donnent le mouvement et la vie à ses compostions. Ces dernières sont, pour une grande majorité, réalisées sur du carton, support où la peinture sèche très vite, augmentant ainsi la cadence des coups de pinceau d’Henri. À propos de la notion de mouvement en art, il ne se gêna pas pour bolosser Baudelaire himself :  » Ce con de Beaudelaire, en faisant un beau vers : Je hais le mouvement qui déplace les lignes – a dit une connerie. Non, c’est le mouvement qui créé les lignes. »

Dénuder les femmes

Petit à petit des femmes nues commencent à peupler l’oeuvre de Toulouse-Lautrec et sa famille fronce un peu du nez. Certes, les comtes de Toulouse ont le feu aux fesses depuis des siècles mais ce n’est pas une raison pour en remettre une couche ! Pour palier à ça, Henri choisit pendant un temps de signer sous le pseudonyme (en verlan svp) de « Tréclau ». En revanche, sa vocation d’artiste est bien accueillie par les membres de sa famille, en particulier par sa maman qui reste son plus fidèle soutien. 

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La Grosse Maria ou Vénus de Montmartre, 1884, huile sur toile, Wuppertal, Von-der-Heydt-Museum

Le tableau ci-dessus représente une modèle prénommée « Maria ». L’air confiant, un sourire en coin, fixant le peintre (et donc le spectateur), Maria expose avec naturel son corps, bien éloigné des canons esthétiques de l’époque. En effet, à ce moment là, le nu féminin en art est aseptisé au max. L’entrejambe, les dessous de bras son imberbes, les seins ronds et fermes, la taille marquée. Ce qui finalement, ne s’éloigne guère de nos canons esthétiques actuels… De plus, les femmes nues sont toujours représentées sous un « nom-prétexte », c’est-à-dire que pour qu’une nana dénudée dans un tableau soit acceptable, elle doit être désignée comme une « Vénus », une « Aphrodite », une nymphe, une sirène, etc…

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La Naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863, huile sur toile, Musée d’Orsay

Bref rien de réel pour « que ça passe » et que ces messieurs puissent en toute tranquillité acheter ces tableaux pour ensuite les mater à loisir chez eux. Du coup, notre Henri avec ses vraies femmes ne fait pas l’unanimité (hypocrites !). Mais qu’importe, le jeune homme multiplie les esquisses et les peintures, et au passage… les petites amies. Comme dit plus haut, son dada, c’est les rousses. Justine Dieuhl, Gabrielle, Berthe la sourde, Marie Charlet, Hélène.V,… pour ne citer qu’elles. Toutes ont posé pour lui de 1888 à 1891 et ont entretenu des relations avec le peintre, plus ou moins longues. Oui, car notre Henri a beau être petit, déformé par sa maladie, il séduit à tout va la gente féminine ! Et au lit, il n’est pas en reste… Ses compagnes d’acrogym multiplient les surnoms pour son membre viril qui se rapproche apparemment d’un couteau-suisse : « le porte-manteau », « le trépied », « la cafetière »,… voilà, voilà.

Ci-dessous, Henri en train de peindre Berthe la sourde puis le résultat final :

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Toulouse-Lautrec en train d’exécuter le portrait de Berthe la sourde dans le jardin du père Forest, 1889, Musée Toulouse-Lautrec, Albi

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Femme à l’ombrelle, dite « Berthe la Sourde, assise dans le jardin de M. Forest », 1889, huile sur toile, Musée de l’Ermitage

Corps dansants et pinceau-caméra

En cette seconde moitié du XIXe siècle, les cabarets, cafés-concert, poussent comme des petits champignons à Paris. Emblématiques de cette période, Henri ne tarde pas à aller y poser son popotin pour en capturer les stars dans ses carnets. Parmi elles, Louise Weber, de son nom de scène – qui n’y va pas par 4 chemins – « La Goulue », se lie rapidement d’amitié avec Henri qui va s’atteler à faire décoller sa carrière.

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À droite, Henri et La Goulue, en compagnie d’amis, sous une tonnelle du Moulin de la Galette

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Louise Weber, dite « La Goulue »

Pour ce faire, l’artiste lui réalise des affiches à la forte expressivité graphique, très modernes et novatrices, de par la composition synthétique et les lignes de force qui ceignent les aplats de couleurs. Les affiches, placardées dans tout Paris font sensation et participent au succès grandissant de La Goulue et, par la même occasion, de Toulouse-Lautrec.

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La Goulue au Moulin Rouge, 1891, lithographie

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 La Goulue avec deux femmes du Moulin Rouge, 1892, Museum of Modern Art, New York

La Goulue se produit principalement au Moulin Rouge qui à cette époque là ne ressemble pas à un doublon du concours Miss France comme aujourd’hui, mais plutôt à un lieu où l’on vient « s’encanailler ». Les jupons aux nombreux frou-frous s’envolent, propulsés par des jetés de jambes, les talons claquent en rythme sur le plancher, hypnotisant les spectateurs, fascinés par les visages poudrés des danseuses qui accrochent la lumière des projecteurs. L’orchestre propulse ces danses effrénées, et enjoint la foule des spectateurs à se mouvoir et à entonner à l’unisson les chansons populaires. Henri est comme un poisson dans l’eau (ou plutôt dans l’absinthe), un verre d’alcool toujours non loin de lui et son carnet de croquis entre ses mains où il capture cette faune nocturne, tel un chirurgien équipé d’une caméra qui dissèquerait les moindres mouvements. Les danseuses montrent à tout-va leurs jarretières, soulevant parfois leurs jupons pour montrer leurs fesses nues à la foule échauffée, c’est pourquoi la police des moeurs n’est jamais bien loin mais cela n’empêche pas la fête de continuer. 

La Danse au Moulin-Rouge, 1890, Huile sur toile

La Danse au Moulin-Rouge, 1890, Huile sur toile, Philadelphia Museum of Art

La danseuse Jane Avril (1868-1943) fit pleinement partie de l’oeuvre et de la vie de Toulouse-Lautrec, en toute amitié. Danseuse beaucoup moins déglingos que La Goulue, Jane est une femme mélancolique, très sensible, raffinée, qui aime les arts, la littérature. À cause de cela, elle est détestée par ses collègues du Moulin Rouge, qui la perçoivent comme une snobinarde. Là encore, Henri, grâce à ses talents d’affichiste, va propulser la carrière de la jeune femme. Jane déclarera à ce sujet, peu de temps avant sa mort en 1943 :  » C’est à Lautrec que je dois ma célébrité qui date de sa première affiche de moi. » Il la croque durant ses danses où, le corps de Jane se disloquerait presque, la danseuse exécutant à répétition des torsions de sa jambe gauche qu’elle balance sur les côtés. Il transpose ensuite ses dessins en lithographies, destinées à orner les murs de la capitale.

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Jane Avril dansant, 1893, gouache sur carton – Jane Avril, photographie, vers 1893, par Paul Sescau.

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Jane Avril, 1893, lithographie 4 couleurs

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Jane Avril dansant, 1892, Musée d’Orsay

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Affiche pour le « Divan japonais », 1892-93, représentant la danseuse Jane Avril au 1er plan et Yvette Guilbert sur scène

Il faut savoir que les peintures de Toulouse-Lautrec servaient avant tout d’étude préparatoire à ses affiches ; peu de ses oeuvres peintes étaient réalisées sans cette finalité. 

Accompagné de ses amis, Henri continue la tournée des cafés-concert parisiens  : La Boule Noire, Le Divan japonais, La Cigale, La Scala,… en quête de nouvelles ambiances et de nouveaux modèles à capturer sur son papier. Yvette Guilbert (1865-1944), chanteuse au Moulin Rouge et au Divan japonais écrira à Henri ceci, après que ce dernier ait réalisé un projet d’affiche pour elle :  » Cher Monsieur, je vous dis que mon affiche de cet hiver était déjà commandée et presque terminée. Donc, c’est partie remise. Mais pour l’amour du ciel, ne me faites pas si atrocement laide ! un peu moins !… Quantité de personnes venues chez moi poussaient des cris de sauvages en regardant le projet colorié… Tout le monde ne voit pas  exclusivement le côté artistique… et dame !  » Oui car Yvette a un physique assez atypique et le peintre ne se gêne pas pour la représenter telle quelle, voire d’exagérer fortement les traits disgracieux :

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Yvette Guilbert les deux bras tombant le long du corps, 1893, crayon noir – Yvette Guilbert saluant le public, bras droit levé appuyé contre un portant, 1894, crayon noir

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Yvette Guilbert, 1894, couleur sur fusain

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Yvette Guilbert chante Linger Longer Loo, 1894.
Gouache sur carton, 
Moscou, Musée Pouchkine

Néanmoins, la jeune femme est fan du travail d’Henri et éprouve même une certaine attirance pour lui. Dans ses mémoires, elle décrit le physique du jeune homme et l’effet qu’il provoqua sur elle (et elle le rhabille pour l’hiver par la même occas’) :  » (…) tête brune, énorme, la face colorée et noirement barbue, une peau grasse, huileuse, un nez de quoi garnir deux visages, et une bouche ! une bouche balafrant la figure d’une joue à l’autre, les muqueuses des lèvres formidables et violet-rose, aplaties et flasques, ourlant cette fente effroyable et obscène. Enfin, je plante mes yeux dans ceux de Lautrec. Ah ! qu’ils sont beaux, grands, larges, riches de chaleur, étonnants d’éclat, si lumineux ! Je m’attarde à les contempler et, soudain, Lautrec, qui s’en aperçoit, retire son lorgnon. Il connaît sa magnificence unique et me l’offre en toute générosité. » En plus de son physique particulier, Yvette a sa marque de fabrique : une robe blanche et de longs gants noirs qu’elle se plaît à lentement ôter sur scène provoquant le rut à l’unisson dans le public. Henri ne manque bien évidemment pas de les mettre en évidence dans les dessins qu’il réalise de la chanteuse. 

Et c’est tout naturellement qu’en quête de nouveaux sujets à peindre, il va commencer à s’intéresser au milieu de la prostitution… 

Beaucoup de tendresse dans le bordel

De 1892 à 1895, Toulouse-Lautrec réalise près de 50 tableaux et de nombreuses esquisses dans des maisons closes parisiennes. À ce moment là, ces dernières sont en plein « boom », assidument fréquentées par la gent masculine (une femme à la maison, l’autre au bordel) et abondamment représentées dans la littérature. Les maisons-closes deviennent ses résidences secondaires tant il y passe du temps.  Les prostituées le surnomment « Mr Henri », elles l’adorent et le chouchoutent : il partage leurs confidences, leurs repas, leurs jeux et parfois leurs couches. Les câlins, les rires sont légion et notre Henri est aux anges. Armé de son carnet, il sait se faire oublier dans le coin d’une pièce, contre une tenture, derrière une balustrade pour dessiner ce qu’il voit, ce quotidien de femmes qui vivent enfermées en communauté.

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Salon de la rue des Moulins, 1894, huile sur toile, Musée Toulouse-Lautrec, Albi

Les hommes sont presque totalement absents de ses compositions et point de scènes de rapports tarifés car je vous laisse imaginer si en plein rapport, un client apercevait Henri installé tranquille dans un coin de la pièce, en train de dessiner le coït qui se déroule sous ses yeux… De toute façon, ce qui l’intéresse avant tout, c’est ces femmes. Malgré leur métier, il ne les sexualise jamais : il se concentre sur leurs attitudes, leur gestuelle, leurs activités du quotidien. Ainsi, tel un reporter, il croque des scènes de repas, de visite médicale, ou encore de repos où parfois les câlins entre femmes se transforment en tendre instant. 

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(Visites médicales) Rue des Moulins, 1894, huile sur bois, National Gallery of Art, Washington – Deux femmes demi-nues de dos, maison de la rue des Moulins, 1894.
Huile sur carton, Musée Toulouse-Lautrec, Albi

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Ces dames au réfectoire, 189, huile sur carton, Musée des Beaux-Arts de Budapest

Henri fait preuve d’une totale neutralité, il veut du « vrai », de l’instantané, sans machisme ni voyeurisme. Finalement, c’est au spectateur de ces oeuvres à qui il revient d’y déceler un quelconque érotisme. Comme dans ce tableau ci-dessous, Les deux amies, où ces dernières sont dans un rapport d’intimité, Henri les représente volontairement de dos, nous coupant ainsi de cette scène qui finalement ne nous regarde pas.

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Les deux amies, 1894-95, huile sur carton

Ou encore ces deux jeunes femmes qui se reposent dans un lit, échangeant un regard affectueux, épuisées par leur quotidien :

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Dans le lit, 1894, huile sur toile, Musée d’Orsay

Ou bien des scènes de lesbianisme, bien loin de la pornographie destinée au sexe masculin et bien plus proches d’un moment de tendre intimité : 

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Dans le lit, le baiser, 1892, huile sur toile, collection privée

Finalement, la pornographie se manifeste en grande pompe chez les artistes dits « académiques » où des jeunes femmes s’épanchent de façon lascive sur des toiles exposées aux Salons et qui reçoivent de nombreux prix (coucou Cabanel !)… Pour ce qui est de la réalisation de ses compositions dans les bordels, Henri y réalise des croquis qu’il transforme ensuite en peintures dans son atelier. Parfois, des prostituées viennent directement au sein de ce dernier pour y poser. 

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Lautrec dans son atelier, 1895, Maurice Guibert

Le jeune homme s’amuse à choquer l’opinion publique et son entourage en fréquentant de façon si assidue les maisons-closes. Une fois, très fier de son coup, il donna à la chanteuse Yvette Guilbert « sa nouvelle adresse » qui n’était autre que celle d’un célèbre bordel situé rue Saint-Ambroise ; Yvette en fût toute remuée et Henri jubilait. Il adore choquer les bourgeois et autres coincés du popotin en organisant par exemple des rendez-vous pro dans des bordels pour y montrer ses nouvelles toiles comme ce fût le cas avec des journalistes et le célèbre marchand d’art Paul Durand-Ruel. Il est intéressant de remarquer que le peintre réalise ses toiles en grand format, comme la « peinture d’histoire » (scènes historiques, bibliques), genre alors le plus noble d’un point de vue académique. Pourtant, ce sont des scènes de quotidien de femmes contemporaines, de surcroit de bordels ! Et évidemment, le scandale ne tarda pas à poindre le bout de son nez.. Lorsqu’en 1896 le galeriste Joyant décida d’exposer une série de scènes de maisons-closes peintes par Toulouse-Lautrec, le public péta sa durite en les trouvant d’une obscénité sans nom alors qu’Henri avait bien pris soin de donner accès à l’exposition qu’à certains privilégiés et de signaler sur un panneau  » Rien à vendre ». Ce qui provoqua le buzz… Ses toiles et cartons s’achetèrent par dizaines sous le manteau et des faux se mirent même à circuler ! (que des hypocrites décidément…) 

Mais le goût immodéré d’Henri pour l’alcool finit par le faire vriller… Durant les dernières années de sa vie, il fut sujet à des crises de délire et il alterna des phases de travail intense avec des séjours en cure de désintoxication ou en bord de mer. Il faut quand même préciser que notre énergumène a une propension naturelle à faire le fifou ; sa maladie n’a fait qu’exacerber son côté excentrique. De plus, dès qu’il sortait d’une cure de désintoxication, il n’avait qu’une envie : se lâcher ! Lors de l’un de ces séjours, dans le bassin d’Arcachon, Henri fait pâlir les habitants de la côte. Petit homme claudiquant sur la plage, il balade au bout d’une ficelle un cormoran,  pour finir par se baigner nu dans l’océan.

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Il ne quitte pas son piaf, l’emmenant dans des cafés où il demande à ce qu’on lui serve de l’absinthe car « Il y a pris goût ». Son ami Guibert photographie Henri en train de « faire le lion » et le maboule, le soir venu, se déguise en muezzin pour appeler à sa fenêtre ses amis, ses fidèles, à faire la prière.

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Avec son ami Maurice Guibert, c’est vraiment la roue-libre, le défouloir, il lui a par exemple demandé de le prendre en photo en train… de déféquer !

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(Comme quoi, les excentricités, c’est de famille !) Mais cela n’empêche pas Henri, de retour à Paris, de travailler sans relâche sur ses nouvelles lithographies qui informent de l’actualité nocturne parisienne. Son style en peinture change : les aplats de couleurs sont plus épais, et ces dernières bien plus criardes qu’auparavant, annoncent par là les prémisses de nouveaux courants picturaux, le fauvisme et l’expressionnisme.

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Messaline (entre deux figurantes), vers 1900-1901, huile sur toile, Stiftung Sammlung E.G. Bührle, Zurich

Henri sent sa fin proche et signe consciencieusement toutes ses oeuvres en rangeant son atelier parisien. Une fois l’ordre rétablit, il quitte la capitale pour la demeure familiale située en Gironde, où il s’éteindra le 9 septembre 1901 à l’âge de 37 ans, miné par l’abus d’alcool, des attaques nerveuses qui le paralysent petit à petit ainsi qu’une tuberculose contractée quelques mois auparavant… Sa chère maman prendra le temps de rassembler toutes les oeuvres de son fils : 737 peintures, 275 aquarelles et 369 affiches. Après les avoir proposées aux musées nationaux qui les ont refusés, elle en fit don à sa ville d’origine, Albi, qui ouvrira un musée consacré à son oeuvre, que vous pouvez visiter encore aujourd’hui !

Grand dessinateur et affichiste, Henri sut capter le monde résolument moderne dans lequel il évoluait. Ses modèles féminins l’aimèrent pour son originalité, la tendresse et le respect dont il leur fit preuve et sa franchise sans pareille lorsqu’il les capturait dans ses dessins et peintures. Accepté comme il était, malgré son handicap, Henri pu développer son art auprès des femmes qui, en cette fin de siècle, étaient elles aussi constamment jugées, jugulées, par les hommes. Ainsi, il forma son équipe, pour laisser éclater au grand jour sa sensibilité artistique, rendant hommage malgré lui à ces femmes invisibles et décriées, de l’ouvrière à la prostituée. 

NB : La peintresse Suzanne Valadon a marqué la vie de Toulouse-Lautrec mais je n’en ai pas parlé car cela fera l’objet d’un prochain article qui lui sera entièrement consacré. D’autres femmes, modèles, ont évidemment fait partie de la vie d’Henri mais j’ai du faire des choix pour cet article !

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Lautrec avec le chapeau et le boa de Jane Avril, vers 1892, Maurice Guibert, nouvelle épreuve à partir d’un négatif sur verre, Albi, musée Toulouse-Lautrec.

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Sources : 

  • Guégan Stéphane, Toulouse-lautrec (catalogue),  Reunion Des Musées Nationaux, Paris, 2019

  • Néret Gilles, Henri de Toulouse-Lautrec, Tachen, Paris, 1995
  • Les modèles de Lautrec ou la féminité grave, 17 novembre 2019, Daniele Devyck, conservatrice à Albi, France Culture, podcast à écouter : ici

8 réponses sur « Les modèles féminins de Toulouse-Lautrec »

  1. CorinneBM

    Bravo pour cette biographie de Toulouse Lautrec forte intéressante sur sa vie
    Je connaissais son goût immodéré pour les Rousses, mais j’ai appris pas mal de choses
    Je suppose que tu vas voir le musée de Montmartre ou peut être l’as tu déja vu? puisque ton prochain thème sera Suzanne Valadon . Ah j’oubliais je ne savais pas qu’on pouvait employer le terme au féminin « peintresse »
    A bientôt
    Corinne

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